Préservation de la culture mongole à la frontière de l'Arctique
Mar 20, 2016
D'immenses piliers de pierres parsèment les steppes de Mongolie. Gravés dans la pierre, ces motifs artistiques mettant en scène des rennes qui courent pouvant atteindre plus de 3 mètres de haut. Les pierres à cerf narrent le récit d'anciens éleveurs et guerriers nomades, et illustrent le patrimoine culturel des premiers Mongols. Au fil du temps, les peuples qui ont érigé ces pierres à cerf ont disparu et l'élevage de rennes a fait son apparition dans la forêt et parmi les peuples de la taïga en Mongolie du Nord. Les Dukhas, communément appelés Tsaatans en Mongolie, descendraient de ces anciens éleveurs de rennes. Composée de 40 familles à peine, cette communauté compte les derniers éleveurs de rennes les plus au sud en Mongolie.

Les changements climatiques et la modernisation menacent le mode de vie tsaatan et les pierres à cerf. Le réchauffement et la sécheresse prolongée menacent les alpages et les pâturages de lichens dont se nourrissent les rennes et, de ce fait, le mode de vie traditionnel des Tsaatans. Tandis que la pauvreté pousse les Tsaatans et les peuples nomades à quitter la taïga et les steppes pour rejoindre les villes, les pillages de pierres à cerfs et du patrimoine culturel se multiplient. Au beau milieu des steppes mongoles, loin de toute forme de surveillance, les pierres à cerf ont fait l'objet de dégradation et sont couvertes de graffitis. Les pierres à cerf incarnent le patrimoine culturel mongol, mais les lentes dégradations et les actes de vandalisme mettent en péril leur pérennité.
Une équipe composée d'anthropologues, d'archéologues, de conservateurs, d'ethnobotanistes et de techniciens — venus de Mongolie et du Smithsonian — a étudié les pierres à cerf situées dans le nord du pays. Elle a bravé les intempéries mongoles pour répertorier ces pierres en soutien aux communautés tsaatanes et mongoles qui veillent sur elles.
Ces pierres à cerf sont sans conteste le témoignage artistique de l'âge de bronze (1 400-700 J.C.) le plus retentissant trouvé à ce jour. Elles tirent leur nom des dessins complexes de cerfs bondissants qui y sont gravés et sont autant d'indices de la dispersion de ces peuples à travers l'Asie centrale et peut-être même l'Amérique. Mené par William Fitzhugh, anthropologue au Smithsonian et directeur du musée national d'histoire naturelle, le projet Deer Stone consiste à retracer la progression des peuples autochtones à travers l'Asie centrale, la Sibérie et l'Arctique grâce aux pierres à cerf et d'identifier les effets néfastes du changement climatique sur ce patrimoine culturel.
Depuis 2001, le projet Deer Stone a recensé plus de 550 pierres à cerf dans la région verdoyante des steppes du Nord. Avec le soutien de Trust for Mutual Understanding, de subventions de la National Geographic Society, de financements de l'ambassadeur du Département d'État et de la fondation Luce, les chercheurs du Smithsonian se sont associés aux autorités mongoles. Ils répertorient les sites, recensent les dégradations faites sur les pierres à cerf et prodiguent des conseils pour préserver ces reliques. « Nous dressons la description de ces pierres à cerf pour qu'ensuite les responsables puissent les identifier et les protéger », explique Bill. « Nous apprenons aussi aux communautés locales à reconnaître ces sites et nous les encourageons à les protéger. »
Mais le travail des scientifiques du Smithsonian et des chercheurs mongols ne s'arrête pas à l'étude des pierres à cerf. Ils explorent l'ensemble du patrimoine culturel lié à l'élevage de rennes : pierres à cerf, tertres funéraires, relations entre les rennes et les lichens dont ils se nourrissent, etc. Forte de ses compétences variées, regroupant aussi bien l'archéologie que la lichénologie, l'équipe du Smithsonian travaille sur le terrain et répertorie ce patrimoine culturel grâce à un large éventail de technologies.

Anthropologue au Smithsonian, Bruno Frohlich a soigneusement répertorié les khirigsuurs, tertres funéraires que l'on retrouve souvent à proximité des pierres à cerf sur des dizaines de sites de fouilles mis au jour dans la steppe mongole. Bill, Bruno et l’écologiste Steven Young ont mis en lien les pierres à cerf et l'art des régions arctiques allant jusqu'en Alaska. Ils furent les premiers à effectuer une datation au carbone quatorze sur les pierres à cerf et les khirigsuurs à partir de dents de chevaux sacrifiés non loin de ces pierres. Les pierres à cerf et les gisements khirigsuurs dateraient de 2700 à 3200 ans, soit 500 ans avant la date estimée par les premiers chercheurs. Ainsi, l'art des pierres à cerf précède le fameux âge de fer des Scythes (environ 500 av. J.-C.).
Paula De Priest, ethnobotaniste au Smithsonian, étudie le lien existant entre les lichens et les communautés d'éleveurs de rennes. Elle accompagne les Tsaatans dans des lieux reculés ou des camps pour entendre leurs récits ancestraux et apprendre avec eux à identifier les différentes sortes de lichens. Depuis 2002, Paula a passé en revue les plantes, paysages et lieux de culte liés aux migrations annuelles des Tsaatans dans les régions d'élevages de rennes au nord de la Mongolie. Accompagnée de guides tsaatans, elle a parcouru à dos de cheval des milliers de kilomètres de taïga dans les monts Sayan et de pâturages dans la vallée de Darkhad. S'appuyant sur les lieux et les artefacts trouvés dans plus de 150 édifices de culte, elle axe ses recherches sur la vénération des ancêtres, le chamanisme et le bouddhisme dans les communautés frontalières dont les rites sont inspirés des paysages.

En août 2012, Paula a constaté le pillage généralisé de pierres à cerf et de khirigsuur Ulaan Tolgoià . Pour évaluer l'étendue des dégâts, elle s'est appuyée sur les travaux scientifiques du Smithsonian réalisés par Rae Beaubien, Mel Wachowiak et Vicki Karas qui ont passé des années à scanner méticuleusement ces pierres sur le terrain. Après avoir fait état des dommages au gouvernement provincial, celui-ci a mis un an à restaurer le site avant d'y ériger une clôture protectrice.

Des chercheurs basés à Oulan Bator recensent toutes les données recueillies sur le patrimoine culturel mongol dans une seule et même base de données virtuelle. Celle-ci fait l'inventaire du patrimoine culturel constaté sur les sites archéologiques, des rapports ethnobotaniques, des images numériques de pierres — comptant des centaines de scans numériques en 3D — et des études sur le terrain. Cette ressource vise à lutter contre le trafic du patrimoine culturel en préservant les pierres à cerf et la culture mongole pour les générations à venir. Le projet Deer Stone, fruit de plus d'une décennie de recherches et de travaux pluridisciplinaires, a mis en lumière l'efficacité d'une collaboration entre chercheurs et communautés locales pour restaurer et préserver ce patrimoine culturel.