Au Panama, le Smithsonian exploite des données sur les gisements de fossiles pour modéliser les changements climatiques du futur
By Isabella Roden
Le Panama est le seul à faire office de passerelle entre deux continents. Il est essentiel d'expliquer l'émergence de l'isthme qui a eu lieu il y a des millions d'années pour comprendre comment la vie a évolué dans l'hémisphère ouest. Quand Carlos Jaramillo, paléobotaniste au Smithsonian, apprend en 2006 que l'on s'apprête à faire exploser 100 million de tonnes de roche pour élargir le canal de Panama , il sait qu'il n'a plus de temps à perdre s'il veut étudier les fossiles mis a nu par l'explosion. Les fouilles de Carlos ont remis en question l'histoire de la propagation des espèces aux Amériques. Selon Carlos, la montée de l'isthme « a transformé toutes les plantes et animaux que nous connaissons aujourd'hui – sans ce phénomène, tout serait très différent. »

Paléobotaniste pour l'Institut de recherches tropicales du Smithsonian, Carlos étudie l'évolution des forêts tropicales humides sur la planète. À partir d'anciens fossiles, il examine les effets des bouleversements climatiques et des mutations du paysage, tant à l'échelle locale que planétaire, sur la faune et la flore de l'époque. L'étude des fossiles est plus que primordiale, car c'est l'observation des mutations profondes sur de longues périodes qui nous aide à comprendre les effets actuels et futurs du changement climatique.
Grâce au soutien financier du Smithsonian, l’Autorité du Canal de Panama, National Geographic et Mark Tupper, ensemble avec la U.S. National Science Foundation Partnership for International Research and Education (PIRE), Carlos et son équipe ont pu progresser dans leurs recherches et recueillir de précieuses données avant que les fossiles exhumés ne soient de nouveau enfouis pour toujours.

Alors que l'on élargissait le canal, Carlos et son équipe s'attelaient à cartographier les formations géologiques, exhumer les fossiles, recueillir échantillons et données. Ils devaient procéder rapidement face aux montagnes qui s'écroulaient sous leurs yeux. Les échantillons recueillis pendant plus de 6000 jours sur le site ont permis de remplir un entrepôt entier. Ce sont 24 espèces de mammifères, scientifiquement inconnues pour la plupart, qui ont été exhumées. Seule une infime partie avait été découverte auparavant le long du canal.

L'équipe de chercheurs à découvert un large éventail d'espèces, allant des chameaux et chevaux miniatures aux « chiens-ours » géants, redoutables prédateurs de la taille d'un ours noir. Avant cela, la plupart des espèces avaient été découvertes aussi loin que les Dakotas. Les découvertes à Panama étendent la portée connue de ces espèces jusque dans les tropiques. La pléthore de sites fossilifères repérés le long du canal offre une exploration sans précédent au cœur d'un passé enfoui et un tableau plus complet des espèces qui peuplaient le Panama il y a 35 à 2,7 millions d'années de cela.

Aldo Rincon, qui a collaboré huit ans avec Carlos sur ce projet, décrit à quel point « nos connaissances des mammifères aux Amériques viennent surtout des Grandes plaines (au nord des États-Unis), les tropiques restent une zone d'ombre. D'où l'importance d'un rapport sur l'évolution au Panama. Une telle étude nous narre les origines de la biodiversité tropicale, du temps où les animaux descendirent dans les tropiques. »

Outre la découverte de nouvelles espèces, ces fossiles impliquent la remise en question des théories existantes sur la propagation des espèces aux Amériques. La plupart des mammifères d'origine nord-américaine aurait migré du Canada au Panama il y a 20 millions d'années. Une masse continentale ininterrompue bordant l'Amérique centrale aurait émergé là où il n'y avait qu'une étendue océanique, autrement dit une longue péninsule du Nord des États-Unis jusqu'aux latitudes tropicales. Les chercheurs ont en revanche découvert que les plantes sur le site de Panama comportaient des origines sud-américaines. Les échanges au sein du règne végétal se seraient produits plus tôt que pour les mammifères dans la voie maritime d'Amérique centrale, réfutant l'idée selon laquelle le degré de mobilité des plantes serait moindre que celui des animaux.

De nouvelles données - le cristal de zircon (minéraux extrêmement puissants et faciles à dater) pour remonter à l'origine des sédiments ; la composition chimique et minéralogique d'anciens volcans ; la modélisation paléocéanographique (superordinateurs modélisant et simulant les conditions du passé et les effets de l'isthme sur le climat) ; et une analyse approfondie des données ADN - suggèrent qu'il y a 10 millions d'années, la voie maritime d'Amérique centrale s'est fermée et qu'une grande partie des paysages panaméens ont émergé des océans. De rares passages étroits en eau peu profonde reliaient les Caraïbes à l'Océan pacifique, jusqu'à l'ultime fermeture, il y a de cela 3,5 millions d'années.

Grâce à ces découvertes, l'équipe du Smithsonian a pu retracer l'histoire de Panama : une grande partie de l'isthme aurait émergé de l'océan bien avant les estimations. L'histoire s'est déroulée comme suit : la levée de l'isthme a provoqué des bouleversements climatiques sur la planète, déclenchant une circulation thermohaline (circulation de l'eau des océans engendrée par des hausses de température et la salinité) et donnant lieu à une migration biologique sans précédent : un échange de faune et de flore aux Amériques. Ces prémices de circulation thermohaline ont joué un rôle clé, séparant l'océan Atlantique de l'océan Pacifique : la montée de l'isthme de Panama a déclenché la hausse de la salinité et des températures de l'Océan Atlantique, provoquant de fait un réchauffement au nord des États-Unis. La fonte de la glace arctique due au changement climatique risque de modifier la salinité de l'Océan Atlantique et de bouleverser le climat de l'hémisphère nord Carlos nous le résume ainsi : « Panama est une toute petite ville, mais la montée de l'isthme a eu des répercussions à plus grande échelle, sur tout l'océan Atlantique et la migration des plantes et animaux entre continents. »

Carlos et son équipe continuent d'étudier les fossiles au Pérou, en Colombie, à Cuba, au Brésil et dans le Venezuela pour comprendre les effets des bouleversements climatiques de l'époque et ainsi produire des modèles pour aujourd'hui. Si l'on veut regarder vers le futur, il nous faut avant tout nous appuyer sur le passé pour orienter nos décisions liées au changement climatique.